La consommation, en référence à Bourdieu, fait partie des mécanismes qui permettent aux individus de se distinguer, plus particulièrement à travers les pratiques alimentaires, culturelles et sportives (Moingeon, 1993). La plupart des spécialistes en sciences humaines la considère comme une activité sociale avant d’être un acte individuel (Darpy, 2012). Elle fait partie de nos vies et est nécessaire à notre équilibre physique, mental et psychologique. Il est aussi aujourd’hui incontestable que la place de l’éthique dans la consommation s’est considérablement accrue : les prises de décision, les actes d’achat, les comportements des individus sont de plus en plus influencés par des considérations éthiques. Ainsi sollicitées, les organisations intègrent souvent l’éthique et la morale à travers le concept de la responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), qui prend en compte aussi bien les problèmes sociétaux que les préoccupations d’ordre environnemental. De fait, l’intérêt grandissant des entreprises pour la RSE s’explique pour partie par la montée des considérations éthiques chez les consommateurs.
Nous considèrerons ici la consommation éthique comme une consommation en accord avec des règles et principes éthiques. Elle englobe la consommation durable qui, elle, n’implique pas nécessairement la prise en compte de considération éthique. Les motivations d’une consommation durable peuvent être en effet purement d’ordre économique. Plusieurs études ont été consacrées aux problèmes d’éthique en sciences de gestion, mais la plupart se sont consacrées au management et à la stratégie des entreprises à travers la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) (Martinet et Reynaud, 2004 ; Thiery, 2005 ; Barthel, 2006 ; Martinet, 2007). Thiery (2005, p.64) explique que « l’éthique induite dans la notion de RSE tend au respect de l’individu vis-à-vis de l’ensemble de ses dimensions : consommateur, citoyen, actionnaire, etc. ». Il s’agit pour les entreprises de concilier leurs intérêts économiques avec des impératifs d’ordre social et environnemental. Dans le cadre de cette recherche, on ne s’intéressera pas à la RSE, mais on se focalisera sur les consommateurs qui cherchent du sens à leurs comportements d’achat.
L’économiste américain Jeremy Rifkin (2000) remarque que l’humanité doit réfléchir sur ses modes de consommation et acquérir une conscience qui ne pourra venir que d’une éducation respectant la diversité culturelle de la planète autant que sa biodiversité. La consommation éthique peut être considérée comme une réponse à cette réflexion. Elle a été définie comme un comportement réalisé par des consommateurs soucieux des problématiques environnementales et sociétales (Newholm et Shaw, 2007). Plusieurs travaux se sont intéressés à ce concept : certains tiennent aux valeurs et motivations individuelles à l’achat de vêtements éthiques (Jägel et al, 2012) ; d’autres aux émotions et dissonances dans la consommation éthique (Gregory-Smith et Winklhofer, 2013) ou encore à la consommation équitable (Varul, 2009). De plus, l’éthique, dans le contexte de la consommation, a été étudiée sous plusieurs angles plus ou moins complémentaires : le commerce équitable (De Ferran et Grunert, 2007), le boycott (Smith, 1990), la consommation socialement responsable (François-Lecompte et Valette-Florence, 2004 ; Ozcaglar, 2005) ou encore de la consommation écologique (Gierl et Stumpp, 1999). Toutes ces études s’intègrent dans un contexte particulier et ne s’intéressent pas à la consommation éthique en tant que telle. Aucune ne propose une mesure globale du concept de comportement de consommation éthique. L’objectif de cette recherche est donc double. Nous proposons dans un premier temps une redéfinition du concept, puis, dans un second temps, une échelle de mesure fiable, pratique dans sa mise en œuvre et bien adaptée aux recherches en comportement du consommateur.
La littérature fait apparaitre deux sens liant l’éthique et la consommation. D’une part, l’éthique de la consommation, qui juge la moralité de tout le système de production capitaliste (Crocker et Linden, 1998). C’est ce sens de l’éthique qui prévaut dans les discussions sur les problèmes environnementaux, la consommation durable et les mouvements tel que la simplicité volontaire. La consommation est, elle-même, l’objet de l’évaluation morale avec un objectif de contrôle, voire de réduction, de son niveau global (Barnett et al, 2005). D’autre part la consommation éthique qui considère la consommation, non comme l’objet de l’évaluation morale, mais comme un moyen d’actions morales et politiques. C’est le sens dominant dans les cas de boycott par les consommateurs, d’audits éthiques, d’actions de responsabilités sociales d’entreprises et de campagnes de commerce équitable. Ici, la consommation éthique n’implique pas nécessairement moins de consommation (Barnett et al, 2005). Il faut remarquer que ces deux sens du lien entre éthique et consommation ne sont pas complètement opposés. Ainsi, une succession de campagnes de consommation éthique peuvent réduire les niveaux de consommation.
Plusieurs auteurs ont proposé des définitions de la consommation éthique : une décision consciente et délibérée de faire des choix de consommation sur la base de croyances et valeurs personnelles (Matten et Cranes, 2005) ; un comportement d’achat qui considère les problèmes environnementaux, liés au bien-être animal, et les problèmes éthiques tels que les régimes oppressants et l’armement (Mintel, 1994 ; Uusitalo et Oksanen, 2004) l’associent à des aspects comme le travail des enfants, l’expérimentation animale,…, dans la production et la distribution des biens et services. Oh et Yoon (2014, p. 279) parlent d’une « consommation consciencieuse qui prend en compte la santé, la société et l’environnement naturel sur la base de croyances morales personnelles ». Cette consommation éthique n’est possible que si certaines entreprises proposent des produits éthiques. En effet, depuis quelques décennies, les industriels font des efforts pour intégrer l’éthique dans leurs stratégies globales depuis l’approvisionnement jusqu’au produit final, en passant par le management. Benetton est connue pour son engagement social. Les grands distributeurs (Leclerc, Carrefour, Casino, etc.) s’arrachent les produits labélisés Max Havelaar pour marquer leur engagement équitable, quand ils ne produisent pas eux même des produits bios et équitables sous des marques de distributeur. C’est aujourd’hui le cas de certaines multinationales telles que Coca Cola Life dont l’emballage vert évoque une boisson plus saine ou encore de McDonald dont le logo est passé au vert en France pour signaler son engagement dans la protection de l’environnement. Car désormais les consommateurs ne se contentent plus simplement de la qualité ou du prix des produits mais sont à la recherche de critères plus complexes relatifs aux comportements des entreprises, aux conditions de fabrication et à la composition des produits qu’ils achètent. L’enquête de GreenFlex-Ethicity (2014) montre que 67% des entreprises étudiées relient directement ces initiatives durables (éthiques en partie) à l’amélioration des parts de marché de leurs produits. Mais qui est le consommateur éthique ? Comme le disent Harisson, Newholm et Shaw (2005, p.2), « le consommateur éthique n’ignore pas le prix et la qualité, mais considère en plus d’autres critères (parfois prioritairement) dans son processus de décision ». Dans cette recherche, nous utilisons le thème « éthique » dans son sens le plus large possible. Les acheteurs éthiques peuvent ainsi avoir des motivations politiques, sociales, environnementales, religieuses, spirituelles ou d’autres encore, lorsqu’ils choisissent un produit. Harrison, Newholm et Shaw (2005) soutiennent que l’une des caractéristiques communes à tous ces types de consommateurs éthiques est que les effets attendus de ce choix d’achat s’exercent autant sur eux-mêmes que sur le monde qui les entoure. Concrètement, plusieurs pratiques se développent chez les consommateurs, telles que la consommation équitable (De Ferranet et Grunert, 2007), le boycott de produit (Lavorata, 2014) ou encore la consommation verte (Moisander, 2007). Griskevicius, Tybur et Van den Bergh (2010) pensent aussi qu’il arrive que les consommateurs, loin de préoccupations éthiques, se tournent vers des produits verts dans le but d’atteindre un statut social et d’être mieux perçus par leur communauté.
Les recherches montrent que le nombre de personnes qui s’initient à la consommation éthique est en constante progression (Harrison et al, 2005), bien que de nombreux freins existent. Les motivations de cette consommation éthique sont multiples et variées. C’est ce qui justifie l’étendue des comportements possibles en matière de consommation éthique. De Ferran (2003), dans le domaine du café équitable (produit éthique), identifie comme principales motivations : le respect des droits de l’homme, la traçabilité des produits comme gage de qualité, l’attribut « biologique » d’un produit qui contribue au respect de l’environnement et la recherche du plaisir. Aussi, la seule valeur sociétale ne suffit pas. Les produits équitables doivent aussi être bons.
Cornish (2003) montre aussi que la consommation de produits éthiques n’est pas toujours motivée par des préoccupations éthiques, elle reflète parfois l’égoïsme des individus. En effet, « le désir de santé » est, de loin, le plus fréquent et constitue la motivation première à l’achat. C’est le cas de l’achat de produits biologiques (fruits et légumes) qui sont réputés bons pour la santé et plus riches au niveau nutritionnel. La « peur de la maladie » est une motivation (inverse) voisine qui est liée aux risques chimiques présents dans de nombreux produits du quotidien. Le « désir de qualité » traduit le fait que les consommateurs achètent des fruits et légumes bio, ou du café équitable essentiellement parce qu’ils les perçoivent de meilleure qualité. Enfin le « désir de vertu », où l’attribut éthique est un catalyseur qui permet le déclenchement de la décision. L’auteur conclut que la consommation de produit éthique est moins motivée par l’altruisme que par l’intérêt personnel. Bien entendu, s’ils ont le choix entre deux produits aux attributs tangibles comparables, les consommateurs éthiques opteront en priorité pour le produit éthique.
Lorsque les consommateurs ont de réelles motivations éthiques, il existe plusieurs difficultés à surmonter. François-Lecompte (2009) résume en six points les obstacles à la consommation socialement responsable : (1) le manque d’informations sur les pratiques des entreprises, (2) le surcoût financier, mais le prix élevé de ces produits conforte aussi les consommateurs dans leur perception d’une qualité supérieure (Husic et Cicic, 2009), (3) le manque de disponibilité de ce type de produit qui exige des efforts de recherche, (4) les produits durables ou éthiques ont souvent une valeur hédonique faible, (5) cette consommation socialement responsable est perçue globalement comme trop contraignante dans la vie quotidienne, et (6) il est difficile pour le consommateur de savoir quel est le « bon » comportement. Ces freins peuvent être transposés à la consommation éthique, avec une restriction. En effet, les consommateurs éthiques sont souvent très motivés, ils vont à la recherche d’informations pertinentes sur les entreprises, font partie de groupes engagés (Greenpeace par exemple) et sont souvent prêts à payer plus. Le premier frein concernant le manque d’information est donc contestable dans ce cadre.
A notre connaissance, il n’existe aucune échelle globale de mesure des comportements de consommation éthique. On retrouve cependant dans la littérature des échelles de mesure qui, bien que différentes, se rapprochent de notre conception. Nous circonscrirons notre présentation aux plus proches en soulignant leurs limites pour notre approche. Megicks, Memery et Angell (2012) étudient la dimension éthique de l’achat de produits locaux (Drivers of Purchasing Local Produce) qui se décompose en quatre dimensions : (1) Qualité intrinsèque (ex. « J’achète des produits locaux parce qu’ils sont naturels »), (2) Soutien local (ex. « J’achète des produits locaux parce que cela soutient les producteurs locaux »), (3) Ethique durable (ex. « J’achète des produits locaux car ils sont respectueux de l’environnement ») et (4) Bénéfices de l’achat (ex. « J’achète des produits locaux parce que je me sens coupable si je ne le fais pas »). Cette échelle réduit le champ de la consommation éthique à l’achat de produit locaux.
L’échelle de l’éthique du consommateur (Consumer Ethics Scale - CES) de Muncy et Vitell (1992) est, à ce jour, la plus fiable et la plus utilisée. Elle a bénéficié de plusieurs travaux empiriques qui ont permis de l’améliorer (Vittel et Muncy, 2005), mais elle reste faillible sur différents points. D’abord au niveau de son applicabilité, certains items reflètent peu la réalité d’aujourd’hui. C’est le cas par exemple de « l’enregistrement d’un film par le biais de la télévision » ou de « télécharger de la musique sur internet plutôt que de l’acheter ». Aujourd’hui, ces actions sont possibles en toute légalité. D’autres items ne relèvent pas forcément de l’éthique comme « essayer des vêtements pendant une heure et ne rien acheter finalement », ou dépendent d’opportunités externes, comme le « recyclage de bouteilles, canettes ou de journaux ». Enfin, l’échelle est restreinte aux rapports entre clients et vendeurs et néglige les autres décisions d’achat. C’est le cas pour les dimensions « bénéficier activement d’activités illégales » (actively benefiting from illegal activities) et « bénéfice passif » (passively benefiting) avec des items comme « Donner un prix erroné au vendeur lorsque l’étiquette a été arrachée » ou encore « Ne rien dire lorsque la caissière se trompe en notre faveur ».
François-Lecompte (2006) développe une échelle de sensibilité à la consommation responsable (échelle de Consommation Socialement Responsable, CSR). Cette échelle est très proche des préoccupations éthiques mais : (1) elle ne prend pas en considération le tri sélectif, le recyclage, etc., (2) privilégie un certain localisme (origine européenne ou française des produits) et un régionalisme (aider les petits commerces) (exemple : « Quand j’ai le choix, j’achète des produits fabriqués en France ») et néglige totalement les aspects du commerce équitable (par exemple, revenu raisonnable des agriculteurs du tiers monde) ; (3) l’échelle est orientée sur les caractéristiques d’un produit ou d’une entreprise (quatre dimensions sur cinq) et ne met pas l’accent sur les motivations individuelles des consommateurs qui sont considérés comme assez passifs. Ceux-ci peuvent acheter en petits commerces parce que géographiquement proches et non pas socialement responsables, ou consommer une énergie écologique (moins polluante) parce qu’habitant dans des résidences conçues de la sorte.
Notre approche est différente, nous considérons le consommateur comme actif et l’ensemble de ses comportements doit être volontaire et soutenu par des motivations éthiques. En outre, avec la globalisation des échanges, l’éthique ne peut plus être limitée à une dimension locale ou régionale.
L’échelle d’achat socialement responsable de Webb, Mohr et Harris (2008) – Socially Responsible Purchase and Disposal (SRPD) – se compose de trois dimensions : (1) l’achat basé sur la performance de l’entreprise du point de vue de sa responsabilité sociale, (2) le recyclage et (3) le rejet (ou l’utilisation limitée) de produits en fonction de leur impact environnemental. Ces deux dernières dimensions apparaissent très proches. En effet, le recyclage des produits est un critère d’évaluation de son impact environnemental. L’échelle SRPD fait abstraction de termes qui peuvent permettre aux consommateurs éthiques de différencier rapidement les produits lorsqu’ils manquent d’expertise ou d’information. Les indications de « commerce équitable » et de « label écologique ou Bio » sont par exemple absentes.
Enfin, l’instrument de mesure d’Oh et Yoon (2014) est limité à trois items de capture des intentions de consommation éthique. Il reste assez abstrait et ne mesure pas des comportements réels ou passés, ni même les préférences mais projette le consommateur dans un futur hypothétique [3] (Les trois items de l’échelle d’Oh et Yoon (2014) : 1- Je souhaite consommer des produits éthiques ; 2- Je prévois de consommer des produits éthiques et 3- Je préfère les produits éthiques aux autres produits).
Cette grande variété d’échelles de mesure des comportements éthiques rend les frontières de la consommation éthique assez floues. Les auteurs l’abordent sous différents angles sans vraiment se focaliser sur le concept lui-même. Il apparait ainsi un gap entre la définition de la consommation éthique et ses instruments de mesure. Nous présentons, dans les paragraphes suivants, la démarche mise en œuvre pour aboutir à une échelle de mesure générale des comportements de consommation éthique.
Une étude qualitative exploratoire, à l’aide de 14 entretiens semi-directifs, a été menée afin de mieux comprendre le concept de comportement de consommation éthique (CCE). L’échantillon se compose d’individus engagés (voir annexe 1) dans diverses actions en relation avec l’éthique, comme les associations pour le développement du commerce équitable, de promotion de l’écologie/environnement, de lutte contre la pauvreté ou encore d’actions de boycott liées au non-respect des droits de l’homme. Des consommateurs, que nous qualifierons « d’ordinaires », ont aussi été interrogés. La collecte de données autour de thématiques relatives à l’éthique doit se faire avec beaucoup de précaution du fait de sa forte vulnérabilité à la désirabilité sociale (Brunk, 2010a ; Mohr, Webb et Harris, 2001). Afin de réduire ce biais et minimiser le selfpresentational concerns, qui est le fait d’adopter certaines postures dans les interactions sociales dans le but d’influencer les autres et/ou de se construire une identité (Christopher et Schlenker, 2004 ; Czellar, 2006), le choix s’est porté sur des entretiens individuels en face-à-face (d’une durée de 30 à 90 minutes) plutôt qu’un focus groupe (Bristol et Fern, 2003). Le guide d’entretien semi-directif utilisé est donné en annexe 2.
Dans cette section, les résultats sont présentés en deux volets. Le premier concerne les différents aspects de la consommation éthique ; le second est relatif à sa définition. Chaque propos est illustré à l’aide des verbatim qui constituent des unités de contexte élémentaire (UCE). L’éthique du consommateur est perceptible dans ses actes et ses choix de consommation. La consommation éthique est basée sur une approche réfléchie et calculée des choix du consommateur.
« Pour moi le comportement éthique c’est ça, c’est à la fois respecter l’Homme et respecter la terre sur laquelle on vit quoi, […] j’essaie de transmettre ça à mes enfants et à mes petits-enfants, j’essaye ! »
(Femme, 58 ans)
L’analyse des entretiens qualitatifs, permet de subdiviser la consommation éthique en trois dimensions principales : sociale, politique et environnementale/écologique.
La dimension sociale prend en compte la solidarité, le partage, l’intérêt pour autrui, l’altruisme et qui se manifeste par la consommation de produit-partage, le commerce équitable, le don et l’achat de produits régionaux ou à de petits producteurs. La consommation éthique est aussi une façon de vivre ensemble. Elle crée du lien social entre les individus, lorsque les consommateurs ont tendance à se replier sur eux-mêmes. La dimension sociale de la consommation éthique remet la solidarité au cœur des échanges entre les individus.
« J’essaie aussi d’aller dans les associations, quand j’achète, au moins je sais que mon argent va servir à aider l’autre. » (Femme, 38 ans). « La plupart du temps, les fruits et légumes, j’achète au maximum sur le marché, directement au producteur comme ça je sais que l’argent que je paye va au producteur et pas chez les grands commerçants qui font de trop grandes marges. »
(Femme, 38 ans)
La dimension politique est la volonté du consommateur d’être actif, de changer les choses, de rechercher plus de justice et d’utiliser son pouvoir d’achat pour encourager des initiatives allant dans ce sens. Les consommateurs font des dons à des associations éthiques, ils achètent des produits du commerce équitable pour améliorer les conditions de vie des producteurs ou, à l’inverse, boycottent certaines marques qu’ils jugent non-cohérentes avec leurs systèmes de valeurs.
« Moi je me dis, le consommateur, il a un poids invraisemblable, […], à ce temps t, si on disait par exemple, on n’achète plus des trucs qui contiennent des OGM, Et bien, c’est vite vue hein, on en fabriquerait plus hein ! ! » (Femme, 58 ans). « En grande surface, comme je l’ai dit, j’essaye d’éviter d’acheter […] Parce qu’en grande surface, ils gagnent mais leurs salariés et leurs producteurs sont mal payés, avec des mauvais traitements… »
(Femme, 38 ans)
La dimension environnementale/écologique s’intéresse aux préoccupations des consommateurs pour l’environnement et aux risques qui pèsent sur l’avenir de notre planète : les problèmes climatiques, la surexploitation de ressources naturelles, la surconsommation avec pour conséquences d’énorme rejet de CO2, la production d’énorme quantité de déchets, etc. Cette dimension trouve son application dans le développement de l’agriculture biologique, des énergies renouvelables, la recherche de plus de simplicité dans la vie quotidienne, le recyclage, etc.
« Si un jouet est en bois je vais le privilégier par rapport à un autre qui serait tout en plastique » (Femme, 36 ans). « En Amazonie par exemple, on coupe des forêts pour installer l’élevage de bovin, le consommateur qui achète cette viande participe indirectement à la déforestation […] et au réchauffement climatique. ».
(Homme, 33 ans)
Figure 1
Le deuxième résultat de l’étude qualitative concerne la définition du domaine du construit des CCE. Suite à cette étude qualitative et à la spécification du domaine du construit à partir de la littérature (Churchill, 1979), nous définissons le comportement de consommation éthique comme une manière d’acquérir et d’utiliser des produits et services épousant autant que possible ses principes et valeurs morales. En d’autres termes, c’est la volonté de prendre en considération des préoccupations éthiques lors de ses actes d’achat et de consommation des produits et services.
Il apparaît dès lors nécessaire de proposer une nouvelle échelle des « Comportements de consommation éthique » (CCE) qui prenne en considération le caractère global de cette consommation éthique à travers ses trois dimensions politique, sociale et environnementale.
L’étude qualitative exploratoire et la revue de littérature ont permis d’obtenir un ensemble de 28 énoncés initiaux. Ces énoncés ont fait l’objet d’un test de validité faciale auprès de 5 experts (3 académiques et 2 responsables de magasins éthiques) qui se sont prononcés sur leur pertinence à répondre à notre définition de la consommation éthique. Puis un prétest a été effectué sur un échantillon de convenance (100 consommateurs). Il a permis de stabiliser la formulation des items de mesure de sorte qu’ils soient généralisables et applicables à plusieurs situations de consommation.
Au final, 23 items ont été retenus et testés à l’aide d’une collecte de données via l’interface internet Sphinx Declic, soit 559 réponses, représentatives de la population française (Panel CINT). La procédure utilisée dans le développement de cette échelle de mesure est celle proposée par Churchill (1979).
Le processus de purification des mesures suit les recommandations de Gerbing et Anderson (1988). L’échantillon de départ a été scindé en deux de manière aléatoire sous SPSS 18. Le premier sous-échantillon (N1) représente 203 répondants, soit environ 37% de l’échantillon total. Il sert de base à l’analyse factorielle exploratoire réalisée sur SPSS 18. Après élimination de valeurs extrêmes et aberrantes, 196 observations sont retenues.
La quasi-normalité des données – coefficients d’asymétrie (Skewness) et d’aplatissement (Kurtosis) – et l’absence de multi-colinéarité par le biais des indices de Tolérance et les VIF (Variance Inflation Factor) ont été ensuite vérifiées et sont satisfaisantes. Les ACP successives avec rotation promax (oblique) respectent les normes suivantes : (1) l’item doit avoir une saturation supérieure à 0.45 et une communalité satisfaisante supérieure à 0.5 ; (2) la différence des scores de saturation d’un item qui charge sur plusieurs facteurs doit être au moins supérieure à 0.3. Au final, nous obtenons une structure à trois facteurs composés de 15 énoncés.
Dans le tableau 1, les contributions inférieures ou égales à 0,45 ont été effacées par souci de lisibilité. La structure factorielle obtenue extrait 72,44% de la variance expliquée, soit 52.50% pour le facteur 1 ; 11.61% pour le facteur 2 et 8.32% pour le facteur 3. Les communalités sont tous acceptables (>0,45).
Tableau 1
L’analyse permet d’identifier trois dimensions bien distinctes. Le facteur 1 représente les aspects politiques de la consommation éthique, l’idée d’utiliser son pouvoir d’achat pour changer les choses en récompensant les pratiques et les comportements managériaux jugés bons et corrects. En sens inverse, elle peut prendre la forme de contestation, voire de boycott de produits, de marques ou d’enseignes qui ne correspondent pas aux attentes éthiques des consommateurs. Ceux-ci adoptent donc des comportements favorisant les produits qui correspondent le mieux à leurs valeurs (ici l’écologie, le bio, l’équitable, la solidarité, l’altruisme, etc.).
Le deuxième facteur correspond à la dimension sociale du comportement éthique. Elle est relative à l’aspect altruiste, à l’idée du bien-être des autres et notamment des employés. Il s’agit de la place de l’humain dans la gestion des ressources de l’entreprise. Le facteur 3, reflète les aspects environnementaux de la consommation éthique. Il concerne, ici, l’engagement des consommateurs pour la protection de l’environnement (recycler des objets, éviter le gaspillage, éviter de prendre la voiture) en adoptant des comportements respectueux dans leur vie quotidienne.
Les coefficients de cohérence interne (alpha de Cronbach) sont supérieurs à 0.7 pour chaque dimension.
L’analyse factorielle confirmatoire (AMOS 18) a été effectuée sur la deuxième partie de l’échantillon (N2 = 357, soit environ 63% de l’échantillon total). Les valeurs extrêmes multivariées ont été supprimées à l’aide du critère de distance de Mahalanobis (D). Après la suppression de 21 observations ayant des valeurs D2 trois fois supérieures au nombre d’items, la taille de l’échantillon final est de 336 répondants. Le tableau 2 donne les valeurs des indices d’ajustements et les différentes spécifications du modèle.
Tableau 2
Le modèle final d’ordre-un (modèle 3) de l’échelle de mesure des comportements de consommation éthique (CCE) se compose de 11 items au total (voir figure 2 ci-dessous). Le processus de re-spécifications successives aboutit à un modèle satisfaisant après la suppression de quatre items (un sur la dimension Environnement et trois sur la dimension Politique). Le modèle 3 obtient d’excellentes qualités psychométriques.
Figure 2
Les qualités psychométriques de l’échelle étant satisfaisantes, la validité et de fiabilité du modèle peuvent être vérifiées. La validité de contenu doit être opérée en amont des analyses. Il n’existe pas d’indicateur statistique formel. Elle consiste à s’assurer que l’instrument de mesure correspond bien au construit mesuré. Au niveau de la génération des items, nous avons fait appel à des travaux empiriques sur l’éthique en marketing et les items font référence aux sujets (thèmes) abordés lors des entretiens qualitatifs exploratoires présentés dans la section 2. Par ailleurs, les items obtenus lors de ces étapes ont été soumis à 3 experts académiques et 2 experts professionnels. Ces précautions garantissent la cohérence entre les items et le construit tel qu’il a été défini. La fiabilité de l’échelle est défini comme « la qualité d’un instrument de mesure qui, appliqué plusieurs fois à un même phénomène, doit donner les mêmes résultats » (Evrard et al, 1993, p. 586). Le coefficient rhô de Joreskög [4] (Feuille de calcul développée par Mickaël Korchia disponible à : http://watoowatoo.net/sem/sem.html) de cohérence interne est moins sensible au nombre d’items par facteurs que le coefficient alpha de Cronbach (Peterson, 1994). Plus la valeur de rhô est proche de 1, plus l’échelle est cohérente et fiable. Le tableau 3 donne les valeurs du coefficient rhô de Joreskög : la fiabilité de l’échelle est donc excellente. La validité convergente, quant à elle, permet de vérifier si « différents indicateurs qui sont censés mesurer le même phénomène sont corrélés » (Evrard et al, 1993, p. 586). L’indice rhô VC (validité convergente) permet de voir si la variance moyenne extraite du construit est davantage expliquée par les items qui le mesurent que par l’erreur (c’est le pourcentage de variance qu’une variable partage avec ses indicateurs). La valeur de ρVC doit être supérieure à 0.5. Dans le cas des trois dimensions de l’échelle CCE, cette condition est satisfaite. L’échelle a une très bonne validité convergente (tableau 3).
Tableau 3
En ce qui concerne la validité discriminante, nous avons pris le soin de ne retenir que les items qui saturent uniquement sur un axe, ce qui permet d’avoir un premier indice de la bonne validité discriminante de notre construit. La validité discriminante d’un construit est démontrée lorsque la variance partagée entre les variables latentes est inférieure à la variance partagée entre les variables latentes et leurs indicateurs (qui est exprimée par le Rho VC) (Fornell et Larcker, 1981). La variance partagée entre deux variables latentes est déterminée par la corrélation élevée au carré entre ces deux variables latentes.
Tableau 4
Au regard des résultats exposés dans le tableau 4 ci-dessus, la validité discriminante de l’échelle de comportement de consommation éthique du consommateur est vérifiée. Enfin, le test d’un facteur de second-ordre est effectué grâce à une AFC de second ordre (modèle 4) de manière à évaluer de façon rigoureuse la fiabilité et la validité des trois dimensions de l’échelle CCE. Le facteur de second ordre nous permettra de déterminer l’effet du construit sur d’autres variables. Un facteur de second ordre est un construit possédant plusieurs facettes ou dimensions distinctes mais conceptuellement liées ; chacune d’entre elles est unidimensionnelle mais fait référence à un concept théorique unique (Bressolle, 2006).
Deux raisons justifient cette démarche. Il est apparu dans l’AFC d’ordre-un, qu’il existe des corrélations fortes (>0.5) entre les 3 dimensions de l’échelle. Le facteur d’ordre-deux est souvent utilisé dans le modèle d’équations structurelles et permet de vérifier si le construit de « comportement de consommation éthique » est bel est bien représenté par les dimensions Politique, Environnementale et Sociale (Roussel et al, 2002). Ainsi, les coefficients de régression entre le concept et ses trois dimensions sont supérieurs à 0.7, bien au-dessus de la norme (figure 3). Les indices de parcimonie, incrémentaux et absolus sont excellents (tableau 5). L’échelle de CCE peut donc être conceptualisée comme un facteur d’ordre-deux. Ce qui permet de tester plus confortablement la validité prédictive et nomologique de cet instrument.
Figure 3
Tableau 5
Les validités nomologique et prédictive de l’échelle CCE consistent à étudier les liens entre le construit et un ensemble d’antécédent(s) et ou de conséquence(s) dans un modèle complexe.
La validité prédictive ne peut être évaluée puisqu’il s’agit d’une variable dépendante. Pour tester la validité nomologique de notre échelle, nous avons introduit dans le questionnaire une mesure de l’attitude envers l’aide aux autres (Attitude toward Helping Others - AtHO). L’AtHO est une variable qui est apparue lors de l’étude qualitative exploratoire. Elle semble contribuer à l’adoption de comportement éthique. Elle est surtout liée au volet social de la consommation éthique. L’attitude envers l’aide aux autres a été définie par Webb, Green et Brashear (2000, p.300) comme « une évaluation globale et relativement durable par rapport à l’aide ou à l’assistanat des autres ». Cette variable peut être vue sous l’angle du volontariat et de la donation. Contrairement aux résultats de Ranganathan et Henley (2008), il paraît évident que l’AtHO peut avoir une influence directe sur les comportements des individus. Nous testons ainsi l’hypothèse d’un effet direct et positif de l’AtHO sur les comportements de consommation éthique, en utilisant l’échelle à quatre items de Webb, Green et Brashear (2000) qui a montré de bonnes qualités psychométriques (α = 0,87 chez Ranganathan et Henley (2008) et α = 0,79 et 0,80 dans les deux échantillons de Webb, Green et Brashear, 2000). Les indices d’ajustement sont très bons, le lien entre l’attitude envers l’aide aux autres et les CCE est fort et significatif à 0.001. On peut donc conclure que l’échelle de CCE a une bonne validité nomologique (voir tableau 6).
Tableau 6
Cet article apporte plusieurs contributions et ouvre des perspectives intéressantes pour la recherche sur les nouveaux modes de consommation, en particulier de consommation éthique. Il montre que cette dernière ne peut pas se réduire aux seules préoccupations sociales et environnementales. La dimension politique de notre échelle capture en effet 52,50% de la variance expliquée (sur 72,44%). L’étude 1 a ainsi permis de formaliser la consommation éthique en trois composantes. L’échelle que nous proposons s’appuie sur des comportements au quotidien qui ne nécessitent pas des engagements importants ou de lourds investissements, comme c’est le cas par exemple pour la pose de panneaux solaires à domicile (Gierl et Stumpp, 1998).
Notre travail ouvre aussi des perspectives importantes dans la recherche sur les liens qui peuvent exister entre l’éthique de l’individu et ses comportements de consommation. Conceptuellement, l’échelle CCE englobe les différents cadres d’analyse de trois des échelles étudiées dans la revue de la littérature. Elle est basée sur les convictions éthiques du consommateur et coïncide avec les préoccupations actuelles liées au développement durable, notion aujourd’hui bien comprise par la majorité d’entre eux. La structure à trois facteurs, obtenue à l’issue de l’étude 2, correspond aux trois sphères du développement durable, tel que défini par la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement (WCED, 1987). Notre échelle (voir l’annexe 3 pour la version finale) est conforme à ces préoccupations qui se généralisent dans la société actuelle et peut être un instrument de mesure utilisable par les professionnels du marketing et les cabinets d’audit et de conseil. Par ailleurs, nous avons mesuré la validité nomologique de l’échelle en testant la relation entre attitude envers l’aide aux autres et les comportements de consommation éthique. D’autres domaines de la consommation éthique, du don, du marketing durable ou encore du marketing social, pourraient être explorés. Il serait intéressant, de tester par exemple les relations entre le matérialisme, la sensibilité éthique ou le jugement éthique et le comportement de consommation éthique. Les nombreux travaux publiés sur l’éthique des managers peuvent être répliqués, en miroir, du point de vue des consommateurs (Lee, 1981 ; Hunt et Vitell, 1986 ; Ferrell et Gresham, 1985 ; Trevino, 1986). L’utilisation de cette échelle peut être aussi étendue à la gestion des marques et des attributs déterminant leurs achats. Enfin, bien qu’elle ait été construite à partir d’une littérature internationale et qu’elle obtienne de très bonnes qualités psychométriques, cette échelle CCE a été développée sur un échantillon de consommateurs français. Il est donc nécessaire de la répliquer dans d’autres contextes, les normes éthiques pouvant fluctuer d’une culture à l’autre (French et Weis, 2000 ; Belk et al, 2005).
D’un point de vue managérial, notre instrument de mesure peut être utile aux managers pour distinguer parmi les acheteurs, actuels ou potentiels, de leurs produits, ceux qui achètent pour des raisons éthiques. Cette segmentation peut ensuite être affinée par dimensions et par motivations. Elle offre donc aux entreprises un instrument efficace pour positionner leurs produits et définir et mieux cibler leurs politiques de communication.
En conclusion, contrairement aux autres auteurs qui ont étudié des aspects spécifiques de la consommation éthique, nous avons pour objectif dans cet article de capter le concept dans sa globalité. Un instrument de mesure adapté à cette vision est ensuite proposé. D’une utilisation simple, il peut être utilisé aussi bien pour des recherches futures que pour des applications managériales immédiates.
Source et images : © Jean-François Toti, Jean-Louis Moulins Dans RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise 2015/4 (n° 18, vol. 4), pages 21 à 42, https://www.cairn.info/revue-rimhe-2015-4-page-21.htm